Maurice EmpiPrésentation par Marc Herissé
Marc Herissé
Marc HERISSÉ fut critique d'art à la Gazette de l'Hôtel Drouot. Il fut également chargé de communication au Palais de l'Elysée.
La Fraicheur de l'instant
Rouge la maison, vert cru le volet, jaune la cage aux oiseaux, accrochée à la fenêtre au pied de laquelle des chats - pattes en manchon - affectent de dormir : cette grande photo, qu'il a accrochée au muret que dissimule son chevalet, Maurice Empi croit l'avoir prise "par hasard" à Burano, ce pittoresque village de pêcheurs mouillé au cœur de la lagune vénitienne.
Mais le hasard n'y est pour rien, car, dans ce cliché, c'est le peintre tout entier qui se révèle : avec la fraîcheur de son regard, qu'il a noisette, à la fois tendre et malin derrière les lunettes, avec son enthousiasme gourmand pour la couleur, son bonheur à capter l'instant, son humour jaillissant et joyeux.
Toutefois, ce sont d'autres instantanés qui nourrissent souvent son inspiration : ces petits dessins, croqués en quelques secondes d'une plume alerte, qui peuplent par centaines d'épais carnets reliés de cuir et qu'il n'ouvre pas volontiers...
Goût du secret? Non, pudeur. S'il ne montre qu'à regret ces croquis enlevés, c'est parce qu'ils sont, dit-il, "une sorte de brouillon, un langage qui ne parle qu'à moi seul, avec ses raccourcis et ses balbutiements ; des notations dans lesquelles je m'efforce d'éliminer du sujet tous les détails inutiles".
Tous ces dessins sont autant de moment volés : jockey suspendu par l'effort au-dessus de sa selle, jaillissement d'une fontaine, envol d'un pigeon et son poser lourd sur le sol, éclatement d'un bouquet clans sa gloire fleurie, ou encore, ce mouvement rond du bras d'un gondolier qui s'infléchit sur sa rame, cette attaque vibrante d'un archet de violoncelliste sur la corde, cette pose noble et contenue d'un cheval que le cavalier maîtrise, cette seconde attentive où les musiciens guettent le départ de la baguette du chef d'orchestre, cet instant fugace où le vent se leve, où la voile se gonfle et où le ciel se brouille sur la mer.
Il croque le monde, Empi, il le dévore à la hâte, à la sauvette (la main gauche en écran devant sa feuille), presque en cachette, avec une véri table délectation.
Passants et badauds, commères des marchés et baigneuses des plages, voiliers et coursiers, drapeaux dans le mistral, Parisiens attablés aux terrasses, écuyères virevoltantes, ronde des voitures enchevêtrées sont autant d'éléments de la fête permanente à laquelle il nous convie.
Mais cette fête, au départ, c'est en solitaire qu'il la célèbre, tard le soir et tôt le matin, parfois jusqu'à douze heures par jour, dans son atelier montmartrois, à l'écart du regard même de ses proches.
"Je ne supporte pas, dit-il, de travailler devant les autres. Je ne pourrais pas planter mon chevalet dans la nature, place du Tertre ou sur les quais de Seine. J'aurais l'impression de faire l'amour devant un voyeur."
"En outre, ajoute-t-il, si, dans mon atelier, je peins un arbre dont je veux qu'il soit rouge, cela ne me gène pas, car le rouge est appliqué là pour équilibrer une autre couleur. Ce serait beaucoup plus difficile face à une nature où l'arbre est vert. Le sujet n'est pour moi que l'occasion de jouer avec toutes ces couleurs. J'avoue même que je tire une sorte de fierté à ce que ce jeu passe inaperçu."
Empi en effet ne cherche pas à représenter ce réel dont il métamorphose les couleurs et les lignes. Il offre à voir avec amour et générosité. De cette peinture qui le fait vivre depuis près de quarante ans, il n'a jamais fait une affaire d'argent Pour lui, c'est une façon de communiquer et de se faire aimer.
Enfant, indiscipliné et rétif à bien des disciplines, il avait toujours au lycée Chaptal les meilleures notes en dessin et il inspirait déjà la sympathie à ses professeurs qu'il caricaturait pourtant avec une insolente allégresse.
Dans l'école de publicité où on l'avait ensuite inscrit à Montparnasse, c'est d'ailleurs un autre de ses maîtres, le peintre Marcel Basler, de seize ans son aîné -dont le père, critique d'art, avait été l'ami de Soutine et de Modigliani- qui, le premier, avait compris que l'adolescent ne devait pas suivre le chemin qu'on lui avait tracé.
"Tu es fait pour peindre, lui avait-il dit. L'enseignement qu'on te donne ici est inutile, car si tu deviens un bon peintre, tu réaliseras de toute façon de bonnes affiches."
Le destin fit alors bien les choses par le biais de l'ami Pierrot : un copain d'enfance qui passait le plus clair de son temps chez Gen Paul où Maurice Empi allait souvent le voir.
"Gen Paul, explique ce dernier une jambe articulée, car il avait été amputé à la guerre de 14. Aussi avait-il besoin d'un grouillot pour balayer plancher, mettre du charbon dans le poêle ou acheter ses cigarettes."
En échange, Pierrot disposait d'un coin à lui dans l'atelier où il avait fait un trou. "Quand il a abandonné la place, je suis venu. Je suis resté là de dix-sept à vingt ans. Je regardais Gen Paul travailler. Je le raccompagnais chez lui après ses libations. Il me fallait parfois trois heures pour le descendre du haut de la Butte jusqu'à l'avenue Junot. Je n'avais pas le cœur à le quitter. Il avait besoin de moi. Il était certes capable des pires vacheries mais il avait aussi d'exquises gentillesses et il adorait Hélène."
Hélène : elle est de ces compagnes de peintre comme on n'en fait plus. Empi l'a épousé alors qu'il n'avait que dix-huit ans. Elle a élevé leurs trois enfants et ils fêteront l'an prochain leurs quarante années de mariage. Elle n'a jamais eu d’exigence. Elle aurait pu rechigner lorsque son mari renonça à la décoration, où il s'était fait pourtant une assez jolie clientèle, elle l'encouragea au contraire, car elle a toujours placé la carrière d'Empi au-dessus de son propre confort matériel.
Chez Gen Paul, où il a découvert l'éblouissement de cette couleur, qu'il sentait jusque là incapable d'appliquer, Empi, avant de peindre, a commencé par faire des petites gouaches montmartroises qui se vendaient comme des petits pains. Qu'il ait alors été influencé par ce maître qu'il voyait travailler, il le reconnaît volontiers. Faut-il pour autant voir en lui un "élève" du célèbre peintre de la Butte? "On est toujours le fils de quelqu'un, reconnaît Empi avec simplicité. Mais il n'y a pas d'élèves, il n'y que des disciples."
Conscient du risque, Empi, néanmoins, a constamment cherché à se défaire de cette filiation, "à tuer le père" comme disent les psychanalystes, au point d'avoir eu, lui, ce fou de couleur, par une sorte d'orgueil autodestructeur, sa période grise et bleue cernée clé noir.
Ce même orgueil incite cet amoureux des anciens maîtres, qui préfère Cézanne à Van Gogh et met Sisley au-dessus de tout, à ne pas regarder la peinture de ses contemporains pour préserver sa liberté. C'est encore cet orgueil, doublé de timidité, qui empêche cet homme si constamment tourné vers l'autre "de pousser les becs de cane et de courir après le succès" en montrant ses œuvres aux marchands.
Pourtant, quel jaillissement et quel élan du cœur chez ce peintre du mouvement et de l'instant captés. Artiste instinctif, spontané, Empi bâtit et trace directement, d'un premier jet, ses œuvres au pinceau sur ses toiles. Il en entreprend plusieurs à la fois pour de simples raisons techni ques. Il faut en effet que le premier état soit bien sec, avant que soient appliquées, lentement, les couches successives.
"Lorsque je pars à l'huile dans un certain ton et que je reviens sur ce ton, note l'artiste, je ne peux le faire en un seul jour, alors que la gouache, elle, permet la retouche immédiate, en cela même je diffère de Gen Paul qui, lui, travaillait toujours dans le frais."
Cette méthode permet à ce coloriste audacieux d'obtenir certaines transparences et de faire évoluer ses toiles en cours de création vers une facture plus ou moins figurative selon son humeur du moment.
Audacieusement juxtaposées ou superposées, teintes et nuances claquent avec vigueur : gondole bleu de Prusse sur la lagune verte, cheval marine sur la pelouse épinard, ciel lavande sur champ de lavandes, poires d'azur sur coulis de framboise crémeux, stores cerise des cafés de Paris, voiles orange et rosé d'une régale, violon jaune ou mauve devant le mur rouge pompéïn, ou, encore, ces dissonances de violet et d'orange qu'il vient de découvrir et qu'il assemble en harmonies.
La musique est d'ailleurs la passion de cet artiste qui joue du violon depuis l'âge de cinq ans et qui aurait aimé, si son père l'avait bien voulu, préparer le Conservatoire. Diffusées en sourdine, les œuvres de Bach, de Haendel, de Mozart surtout sont indispensables à son équilibre et meublent constamment son univers. Et, sur ce plan de Venise qu'il garde à portée de la main, sont cochés avec un même amour la paroisse de Tintoret ou la maison de Vivaldi, le tombeau de Véronèse ou les traces d'Albinoni.
Cette musique omniprésente apporte à ses toiles leurs vibrations. Vive ou mélancolique, linéaire ou concertante, à travers lignes et couleurs, elle imprime ses rythmes à ces grandes compositions d'orchestres ou à ces portraits de solistes empreints d'un humour souriant et complice. Mais la facilité n'est qu'apparente au sein de toutes ces variations.
"Certains tableaux, confie l'artiste, surgissent plus vite que d'autres. S'il en est de spontanés, il en est aussi de besogneux qui ne sont pas nécessairement les meilleurs. On ne devrait jamais peiner sur un travail, car une toile ne doit jamais être "fatiguée" mais libre et fraîche. On sait bien, au fond de soi-même, qu'un tableau n'est jamais achevé. Pourquoi en entamerait-on un autre, si ce n'est avec l'espoir secret de le faire meilleur que le précédent?"
André Gide affirmait en substance que celui qui creuse s'enfonce et que celui qui s'enfonce s'obscurcit. Aussi Empi n'hésite-t-il pas à détruire quand il sent, qu'à force d'être prise et reprise, la matière picturale d'une toile a perdu de sa beauté. Peu lui importe alors le regret des autres, car il a l'intime conviction que "le peintre doit être seul juge de la direction qu'il veut prendre".
Le bonhomme Empi, néanmoins, n'a pas de prétention à la postérité. Il admire ceux qui, "comme Bonnard, peignent pour peindre sans chercher la gloire" et se méfie de tous ceux "qui se prennent pour des peintres".
La thématique chez lui ne passe pas par la tête. Elle évolue au fil de ses cheminements intérieurs ou de ses randonnées. Ce piéton du monde se grise du spectacle de la réalité qu'ensuite il transfigure. La tauromachie, qu'il trouve odieuse "mais superbe", l'a inspiré comme l'ont inspiré durant un temps les pistes du cirque ou le ballet des régates, l'animation des paddocks ou celle des cafés parisiens.
A ce peintre du mouvement, il faut un monde de mouvement. Ses natures mortes elles-mêmes sont des natures vives d'où les objets toujours semblent prêts à s'envoler.
"Le calme des campagnes, j'adore, dit ce Montmartrois qui va souvent se réfugier pour travailler dans un village alpin, mais j'ai besoin de la ville et du contact des gens."
Aussi pourrait-on le croire portraitiste. Ce serait oublier son besoin d'être seul face à la toile. L'art du portrait, il le réserve à ceux qu'il aime. Mais c'est un genre au fond qui le frustre, car il lui interdit d'improviser.
"Or, constate Empi avec candeur, je suis un expressionniste, un peintre de l'imaginaire qui ne fais que prendre prétexte de la réalité..."
Rouge la maison, vert cru le volet, jaune la cage aux oiseaux, accrochée à la fenêtre au pied de laquelle des chats - pattes en manchon - affectent de dormir : cette grande photo, qu'il a accrochée au muret que dissimule son chevalet, Maurice Empi croit l'avoir prise "par hasard" à Burano, ce pittoresque village de pêcheurs mouillé au cœur de la lagune vénitienne.
Mais le hasard n'y est pour rien, car, dans ce cliché, c'est le peintre tout entier qui se révèle : avec la fraîcheur de son regard, qu'il a noisette, à la fois tendre et malin derrière les lunettes, avec son enthousiasme gourmand pour la couleur, son bonheur à capter l'instant, son humour jaillissant et joyeux.
Toutefois, ce sont d'autres instantanés qui nourrissent souvent son inspiration : ces petits dessins, croqués en quelques secondes d'une plume alerte, qui peuplent par centaines d'épais carnets reliés de cuir et qu'il n'ouvre pas volontiers...
Goût du secret? Non, pudeur. S'il ne montre qu'à regret ces croquis enlevés, c'est parce qu'ils sont, dit-il, "une sorte de brouillon, un langage qui ne parle qu'à moi seul, avec ses raccourcis et ses balbutiements ; des notations dans lesquelles je m'efforce d'éliminer du sujet tous les détails inutiles".
Tous ces dessins sont autant de moment volés : jockey suspendu par l'effort au-dessus de sa selle, jaillissement d'une fontaine, envol d'un pigeon et son poser lourd sur le sol, éclatement d'un bouquet clans sa gloire fleurie, ou encore, ce mouvement rond du bras d'un gondolier qui s'infléchit sur sa rame, cette attaque vibrante d'un archet de violoncelliste sur la corde, cette pose noble et contenue d'un cheval que le cavalier maîtrise, cette seconde attentive où les musiciens guettent le départ de la baguette du chef d'orchestre, cet instant fugace où le vent se leve, où la voile se gonfle et où le ciel se brouille sur la mer.
Il croque le monde, Empi, il le dévore à la hâte, à la sauvette (la main gauche en écran devant sa feuille), presque en cachette, avec une véri table délectation.
Passants et badauds, commères des marchés et baigneuses des plages, voiliers et coursiers, drapeaux dans le mistral, Parisiens attablés aux terrasses, écuyères virevoltantes, ronde des voitures enchevêtrées sont autant d'éléments de la fête permanente à laquelle il nous convie.
Mais cette fête, au départ, c'est en solitaire qu'il la célèbre, tard le soir et tôt le matin, parfois jusqu'à douze heures par jour, dans son atelier montmartrois, à l'écart du regard même de ses proches.
"Je ne supporte pas, dit-il, de travailler devant les autres. Je ne pourrais pas planter mon chevalet dans la nature, place du Tertre ou sur les quais de Seine. J'aurais l'impression de faire l'amour devant un voyeur."
"En outre, ajoute-t-il, si, dans mon atelier, je peins un arbre dont je veux qu'il soit rouge, cela ne me gène pas, car le rouge est appliqué là pour équilibrer une autre couleur. Ce serait beaucoup plus difficile face à une nature où l'arbre est vert. Le sujet n'est pour moi que l'occasion de jouer avec toutes ces couleurs. J'avoue même que je tire une sorte de fierté à ce que ce jeu passe inaperçu."
Empi en effet ne cherche pas à représenter ce réel dont il métamorphose les couleurs et les lignes. Il offre à voir avec amour et générosité. De cette peinture qui le fait vivre depuis près de quarante ans, il n'a jamais fait une affaire d'argent Pour lui, c'est une façon de communiquer et de se faire aimer.
Enfant, indiscipliné et rétif à bien des disciplines, il avait toujours au lycée Chaptal les meilleures notes en dessin et il inspirait déjà la sympathie à ses professeurs qu'il caricaturait pourtant avec une insolente allégresse.
Dans l'école de publicité où on l'avait ensuite inscrit à Montparnasse, c'est d'ailleurs un autre de ses maîtres, le peintre Marcel Basler, de seize ans son aîné -dont le père, critique d'art, avait été l'ami de Soutine et de Modigliani- qui, le premier, avait compris que l'adolescent ne devait pas suivre le chemin qu'on lui avait tracé.
"Tu es fait pour peindre, lui avait-il dit. L'enseignement qu'on te donne ici est inutile, car si tu deviens un bon peintre, tu réaliseras de toute façon de bonnes affiches."
Le destin fit alors bien les choses par le biais de l'ami Pierrot : un copain d'enfance qui passait le plus clair de son temps chez Gen Paul où Maurice Empi allait souvent le voir.
"Gen Paul, explique ce dernier une jambe articulée, car il avait été amputé à la guerre de 14. Aussi avait-il besoin d'un grouillot pour balayer plancher, mettre du charbon dans le poêle ou acheter ses cigarettes."
En échange, Pierrot disposait d'un coin à lui dans l'atelier où il avait fait un trou. "Quand il a abandonné la place, je suis venu. Je suis resté là de dix-sept à vingt ans. Je regardais Gen Paul travailler. Je le raccompagnais chez lui après ses libations. Il me fallait parfois trois heures pour le descendre du haut de la Butte jusqu'à l'avenue Junot. Je n'avais pas le cœur à le quitter. Il avait besoin de moi. Il était certes capable des pires vacheries mais il avait aussi d'exquises gentillesses et il adorait Hélène."
Hélène : elle est de ces compagnes de peintre comme on n'en fait plus. Empi l'a épousé alors qu'il n'avait que dix-huit ans. Elle a élevé leurs trois enfants et ils fêteront l'an prochain leurs quarante années de mariage. Elle n'a jamais eu d’exigence. Elle aurait pu rechigner lorsque son mari renonça à la décoration, où il s'était fait pourtant une assez jolie clientèle, elle l'encouragea au contraire, car elle a toujours placé la carrière d'Empi au-dessus de son propre confort matériel.
Chez Gen Paul, où il a découvert l'éblouissement de cette couleur, qu'il sentait jusque là incapable d'appliquer, Empi, avant de peindre, a commencé par faire des petites gouaches montmartroises qui se vendaient comme des petits pains. Qu'il ait alors été influencé par ce maître qu'il voyait travailler, il le reconnaît volontiers. Faut-il pour autant voir en lui un "élève" du célèbre peintre de la Butte? "On est toujours le fils de quelqu'un, reconnaît Empi avec simplicité. Mais il n'y a pas d'élèves, il n'y que des disciples."
Conscient du risque, Empi, néanmoins, a constamment cherché à se défaire de cette filiation, "à tuer le père" comme disent les psychanalystes, au point d'avoir eu, lui, ce fou de couleur, par une sorte d'orgueil autodestructeur, sa période grise et bleue cernée clé noir.
Ce même orgueil incite cet amoureux des anciens maîtres, qui préfère Cézanne à Van Gogh et met Sisley au-dessus de tout, à ne pas regarder la peinture de ses contemporains pour préserver sa liberté. C'est encore cet orgueil, doublé de timidité, qui empêche cet homme si constamment tourné vers l'autre "de pousser les becs de cane et de courir après le succès" en montrant ses œuvres aux marchands.
Pourtant, quel jaillissement et quel élan du cœur chez ce peintre du mouvement et de l'instant captés. Artiste instinctif, spontané, Empi bâtit et trace directement, d'un premier jet, ses œuvres au pinceau sur ses toiles. Il en entreprend plusieurs à la fois pour de simples raisons techni ques. Il faut en effet que le premier état soit bien sec, avant que soient appliquées, lentement, les couches successives.
"Lorsque je pars à l'huile dans un certain ton et que je reviens sur ce ton, note l'artiste, je ne peux le faire en un seul jour, alors que la gouache, elle, permet la retouche immédiate, en cela même je diffère de Gen Paul qui, lui, travaillait toujours dans le frais."
Cette méthode permet à ce coloriste audacieux d'obtenir certaines transparences et de faire évoluer ses toiles en cours de création vers une facture plus ou moins figurative selon son humeur du moment.
Audacieusement juxtaposées ou superposées, teintes et nuances claquent avec vigueur : gondole bleu de Prusse sur la lagune verte, cheval marine sur la pelouse épinard, ciel lavande sur champ de lavandes, poires d'azur sur coulis de framboise crémeux, stores cerise des cafés de Paris, voiles orange et rosé d'une régale, violon jaune ou mauve devant le mur rouge pompéïn, ou, encore, ces dissonances de violet et d'orange qu'il vient de découvrir et qu'il assemble en harmonies.
La musique est d'ailleurs la passion de cet artiste qui joue du violon depuis l'âge de cinq ans et qui aurait aimé, si son père l'avait bien voulu, préparer le Conservatoire. Diffusées en sourdine, les œuvres de Bach, de Haendel, de Mozart surtout sont indispensables à son équilibre et meublent constamment son univers. Et, sur ce plan de Venise qu'il garde à portée de la main, sont cochés avec un même amour la paroisse de Tintoret ou la maison de Vivaldi, le tombeau de Véronèse ou les traces d'Albinoni.
Cette musique omniprésente apporte à ses toiles leurs vibrations. Vive ou mélancolique, linéaire ou concertante, à travers lignes et couleurs, elle imprime ses rythmes à ces grandes compositions d'orchestres ou à ces portraits de solistes empreints d'un humour souriant et complice. Mais la facilité n'est qu'apparente au sein de toutes ces variations.
"Certains tableaux, confie l'artiste, surgissent plus vite que d'autres. S'il en est de spontanés, il en est aussi de besogneux qui ne sont pas nécessairement les meilleurs. On ne devrait jamais peiner sur un travail, car une toile ne doit jamais être "fatiguée" mais libre et fraîche. On sait bien, au fond de soi-même, qu'un tableau n'est jamais achevé. Pourquoi en entamerait-on un autre, si ce n'est avec l'espoir secret de le faire meilleur que le précédent?"
André Gide affirmait en substance que celui qui creuse s'enfonce et que celui qui s'enfonce s'obscurcit. Aussi Empi n'hésite-t-il pas à détruire quand il sent, qu'à force d'être prise et reprise, la matière picturale d'une toile a perdu de sa beauté. Peu lui importe alors le regret des autres, car il a l'intime conviction que "le peintre doit être seul juge de la direction qu'il veut prendre".
Le bonhomme Empi, néanmoins, n'a pas de prétention à la postérité. Il admire ceux qui, "comme Bonnard, peignent pour peindre sans chercher la gloire" et se méfie de tous ceux "qui se prennent pour des peintres".
La thématique chez lui ne passe pas par la tête. Elle évolue au fil de ses cheminements intérieurs ou de ses randonnées. Ce piéton du monde se grise du spectacle de la réalité qu'ensuite il transfigure. La tauromachie, qu'il trouve odieuse "mais superbe", l'a inspiré comme l'ont inspiré durant un temps les pistes du cirque ou le ballet des régates, l'animation des paddocks ou celle des cafés parisiens.
A ce peintre du mouvement, il faut un monde de mouvement. Ses natures mortes elles-mêmes sont des natures vives d'où les objets toujours semblent prêts à s'envoler.
"Le calme des campagnes, j'adore, dit ce Montmartrois qui va souvent se réfugier pour travailler dans un village alpin, mais j'ai besoin de la ville et du contact des gens."
Aussi pourrait-on le croire portraitiste. Ce serait oublier son besoin d'être seul face à la toile. L'art du portrait, il le réserve à ceux qu'il aime. Mais c'est un genre au fond qui le frustre, car il lui interdit d'improviser.
"Or, constate Empi avec candeur, je suis un expressionniste, un peintre de l'imaginaire qui ne fais que prendre prétexte de la réalité..."
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